Ecoféminisme. Penser l’intersection entre les dominations subies par les femmes et la nature
Faire du yoga, se reconnecter au vivant et cuisiner des légumes du jardin. Telle est l’image parfois donnée à l’écoféminisme par un lien superficiel entre femme et nature, surfant sur un concept à la mode pour vendre retraite spirituelle, magazine féminin ou cours de développement personnel. En nous exhortant à un changement individuel sans remettre en question la nécessaire transformation des structures sociales, on retrouve un procédé connu : le renforcement du capitalisme néolibéral qui ingère les critiques qui le fragilisent. Pourtant, le contenu des théories écoféministes est dès le départ anticapitaliste et radical. Retour sur son historique et sa puissance théorique dans la compréhension de la crise écologique et du système social qui le sous-tend.
Histoire de l’écoféminisme
Au milieu des années 1970, des luttes populaires spontanées s’organisent autour de l’articulation d’enjeux écologistes et féministes. Dans les pays du Sud, des femmes s’impliquent dans la préservation de la forêt, base de leur subsistance et de la santé de l’environnement menacées par la globalisation néolibérale. Le mouvement Chipko débuté en Inde britannique et incarné aujourd’hui par l’écoféministe Vandana Shiva, est certainement un des plus connus de ces combats grâce à la tactique de ses militantes consistant à se coller aux arbres, en les entourant de leurs bras pour empêcher que l’on ne les coupe.
Au Nord, c’est surtout dans les luttes antimilitaristes et antinucléaires qu’a émergé l’écoféminisme. Diverses actions militantes sont menées, comme des protestations créatives à l’image de celle des Women’s Pentagon Actions aux Etats-Unis en 1980, où 2000 femmes encerclent le Pentagone et publient une déclaration d’unité qui est l’un des textes fondateurs de l’écoféminisme. On peut également retenir l’occupation pendant 20 ans d’un camp militaire en Angleterre où sont stockés des missiles nucléaires, rebaptisé Greenham Common Women’s Peace Camp, où s’expérimentent des modes de vie alternatifs entre femmes.
C’est en France que le terme d’écoféminisme naît dans les années 70, sous la plume de la militante Françoise d’Aubonne. Exaltée par la lecture en 1949 du « Deuxième Sexe » de Beauvoir, elle publie son premier essai Le complexe de Diane en 1951, qui articule féminisme et lutte des classes – et ambitionne de répondre aux détracteurs de Simone de Beauvoir1. Elle traverse le siècle jusqu’en 1970, où elle s’investit avec force dans le mouvement féministe dans lequel elle acquiert une certaine notoriété. Elle est notamment signataire du manifeste des 343, et fonde avec des camarades le FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) en 1971. C’est dans cette décennie 70 que l’évidence entre féminisme et écologie lui apparaîtra : en 1972, elle publie Histoire et actualité du féminisme qui propose de faire converger ces deux luttes. Le patriarcat serait à la fois responsable de la destruction de l’environnement (surproduction, cadence démographique et logique capitaliste) et de l’asservissement des femmes. Cette intersection militante s’illustre à merveille par des slogans provocants et créatifs de son cru, comme « Famille nucléaire, société nucléaire : même combat ». Théoricienne, essayiste et romancière, Françoise d’Aubonne reste une militante de terrain, et s’engagera tout au long de sa vie : elle commettra même un attentat à la dynamite le 3 mai 1975 contre la centrale de Fessenheim en construction.
A l’époque, ce potentiel révolutionnaire du statut féminin trouve peu d’écho dans l’hexagone. L’association des femmes à la nature a longtemps été une manière de les écarter de la sphère publique et politique, les renvoyant à leur rôle de mère ou à un corps incontrôlable, irrationnel et hystérique. La réponse des féministes face à l’essentialisation de la femme va être de dénaturaliser le genre, voire le sexe, pour souligner les déterminismes sociaux au cœur de l’identité de genre.
A travers ce bref rappel historique, nous pouvons voir que l’écoféminisme est un mouvement protéiforme, aux inspirations, modes d’expressions et méthodes de luttes diverses, dont le point commun est « d’articuler souci écologiste et souci féministe, à partir de la conviction qu’il existe des liens, aussi bien matériels que conceptuels, entre domination des femmes et de la nature, et par conséquent que la libération des femmes et le respect effectif de la nature sont indissociables »2. Il constitue également un courant de recherche fertile qui s’est fortement développé depuis les années 2000, poussé par une mise à l’agenda de la crise climatique.
L’écoféminisme à l’ère climatique : de l’Anthropocène à l’Androcène
Forgé dans les années 2000 par des scientifiques du système-terre, notamment par le chimiste Paul Crutzen, le terme « Anthropocène » – dominant pour caractériser l’ère géologique dans laquelle nous nous situons – est aujourd’hui sous le feu nourri des critiques. On retrouve par exemple comme alternative la proposition marxiste de Capitalocène, défendue notamment par l’historien de l’environnement Jason Moore, pour qui le terme anthropocène cultive trois écueils principaux3. L’espèce humaine, anthropos, est envisagée comme une unité agissante homogène à l’origine de la catastrophe climatique, niant ainsi les inégalités économiques, le patriarcat, le racisme, le colonialisme etc. Il reproduit la distinction binaire Nature/Société en excluant l’anthropos de la « nature », et possède enfin un biais conséquentialiste : le début de l’anthropocène correspondrait à l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère, alors que ce n’est là qu’une conséquence d’une histoire plus longue menant à ce résultat. L’Anthropocène élude ainsi l’histoire du capitalisme et de sa construction depuis le 15ème siècle qui repose sur une appropriation et une exploitation du travail reproductif des femmes, sur la mise en esclavage d’une grande partie de l’humanité, le pillage des colonies ou encore sur l’extorsion de la valeur fournie par le travail des ouvrier.es.
Les théoriciennes écoféministes contemporaines se retrouvent dans ces critiques marxistes du concept d’anthropocène, mais les dépassent cependant dans le concept d’« Androcène ». Pour elles, l’anthropocène est non seulement un Capitalocène, mais également un Androcène car le capitalisme repose structurellement sur des inégalités de genre pour fonctionner. Pour citer Jean-Baptiste Vuillerod qui résume les différentes questions écoféministes autour de l’Anthropocène dans un excellent article : « Parler d’Androcène revient à affirmer que ce sont les mêmes organisations sociales qui ont engendré le patriarcat et ont favorisé des relations irresponsables et destructrices envers la nature ». Plusieurs autrices revisitent ainsi l’histoire du capitalisme et de la destruction de la nature à l’aune de la pensée écoféministe.
Une première tendance insiste sur le fait que les femmes ont été historiquement assimilées à la Nature dans un « cadre conceptuel oppressif »4. Ainsi la sociologue allemande Maria Mies, sur la base d’importants travaux archéologiques, montre qu’au début du néolithique, les femmes entretenaient une relation essentielle à la subsistance des premières sociétés humaines. Elles s’occupaient notamment de la culture, et de la conservation des graines et tubercules, tandis que les hommes semblaient majoritairement s’occuper de chasse (qui par son caractère hasardeux et sporadique contribuait moins que la culture à la subsistance du groupe)5. Ainsi Mies estime qu’il est peu probable que les sociétés humaines furent déjà patriarcales au moment de la naissance de l’agriculture. Cependant, la maîtrise de la reproduction des animaux par les hommes, conduisant à l’élevage, s’est accompagnée selon l’autrice d’une domination sur le corps sexuée et reproducteur des femmes. En soulignant que le passage à l’élevage à transféré le pouvoir social des femmes dans la main des hommes, qui se rendent alors maîtres de la subsistance, Mies démontre ici un lien historique entre le patriarcat et la dévalorisation de la nature non humaine.
D’autres courants s’attachent plutôt à démontrer que plus récemment, la Modernité capitaliste s’est fondée sur une transformation conjointe dans les manières de percevoir les femmes et la nature. Dans le livre fondateur « La mort de la Nature » paru en 1980 et traduit que très récemment en français aux excellentes éditions Wildproject, Caloryn Merchant revient sur la mise en place des méthodes de la science expérimentale au 16ème siècle par Françis Bacon, dont la pensée irriguera toute l’expansion moderne de la science. Ce dernier préconise l’assujettissement de la nature en tant que femme, comme partie intégrante de la méthode scientifique conçue comme pouvoir sur la nature : « De même que l’utérus de la femme a symboliquement cédé aux forceps, l’utérus de la nature recèle des secrets qui, grâce à la technologie, peuvent être arrachés à son emprise pour être utilisés dans l’amélioration de la condition humaine »6. Contemporain des chasses aux sorcières et proche des milieux favorables à la torture des femmes, Françis Bacon appelle également à utiliser « la torture des arts mécaniques » pour faire parler la nature7, référence explicite aux châtiments de son époque. Ainsi, la science moderne qui servira d’appui au développement des technologies capitalistes s’est construite sur une philosophie qui perçoit la nature comme une ressource à contraindre, à faire parler sous la torture, dans une référence directe à la domination de genre de l’époque moderne. La chasse aux sorcières ne fut pas un phénomène historique anecdotique, mais un moyen décisif d’émergence du capitalisme et de ses ambitions d’appropriation de la nature (nature interne des corps des femmes ainsi que de la nature externe des environnements et animaux1).
L’écoféminisme se pose donc comme un cadre de pensée indispensable pour penser la rupture climatique et la « profonde mutation de notre rapport au monde » (Bruno Latour ??) en cours depuis l’ère moderne. En historicisant domination de la nature et domination de genre, en tissant les liens profonds qui sous-tendent extension du capitalisme et pouvoir patriarcal, la pensée écoféministe nous donne d’autres outils pour combattre et construire un monde où la domination de genre et sur le vivant, serait définitivement abolie.
Notes
1Goldblum, Caroline. « Françoise d’Eaubonne, à l’origine de la pensée écoféministe », L’Homme & la Société, vol. 203-204, no. 1-2, 2017, pp. 189-202.
2 Vuillerod, Jean-Baptiste. « L’Anthropocène est un Androcène : trois perspectives écoféministes: », Nouvelles Questions Féministes. 8 décembre 2021, Vol. 40 no 2. p. 18-19
3 Moore, Jason W. « The Capitalocene, Part I: on the nature and origins of our ecological crisis », The Journal of Peasant Studies. 4 mai 2017, vol.44 no 3. p.3
4 Vuillerod, Jean-Baptiste. OP. CIT, p.22
5 Ibid, p.24
6Merchant, Carolyn.The Death of Nature: Women, Ecology, and the Scientific Revolution, 1980, p.169
7 Merchant, Carolyn. « The Scientific Revolution and The Death of Nature », Isis. septembre 2006, vol.97 no 3.p.528
Auteur/autrice
Juliette Perrinet
18/03/24
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