De Mansholt au Pacte Vert, Pour un changement systémique face à la crise écologique ?

1972. Une année passée sous les radars de l’histoire. Pourtant cette année-là aurait bien pu marquer en Europe un changement de cap radical sur la politique menée à l’époque par la Communauté économique européenne (CEE), aujourd’hui Union Européenne.

Rapport Meadows, lettre Mansholt, lutte du Larzac, premier sommet de la terre à Stockholm, ou encore colloque Écologie et Révolution réunissant les principaux penseurs de l’écologie de l’époque : Edgar Morin, Andre Gorz, Herbert Marcusse, Edmond Maire, etc.

A l’heure du Pacte vert, présenté fin 2019 par la Commission européenne, avec pour ambition la neutralité climatique pour l’Union européenne en 2050, la politique environnementale menée par l’UE représente-t’elle ce réel changement de cap préconisé par l’ancien président de la Commission européenne, Sicco Mansholt dans une lettre visionnaire en 1972 ?

Il y a 50 ans, l’alerte.

Il y a un peu plus de 50 ans, en 1972, sous le choc des conclusions du rapport Meadows, « les limites à la croissance », Sicco Mansholt à ce moment commissaire européen chargé de l’agriculture et vice-président de la Commission, esquissait dans une lettre au président de cette institution Franco Maria Malfatti un programme pour un changement total de boussole politique.

A la base partisan d’une forme de productivisme, par ses politiques pour une agriculture plus intensive (avec notamment la réforme de la politique agricole commune (PAC)), Sicco Mansholt propose une bifurcation totale pour l’Europe, seule à même d’éviter une crise mondiale majeure .1
« Que pouvons-nous faire en tant qu’Europe et que devons-nous faire pour éviter que la machine se grippe ? Les problèmes sont si fondamentaux, si complexes et si étroitement liés que l’on peut se demander : y a-t-il vraiment quelque chose à faire ? l’Europe peut-elle intervenir ? N’est-ce pas une tâche qui concerne le monde entier ? Même si les problèmes se posent d’abord à l’échelle mondiale, j’estime indispensable que l’Europe fasse tout ce qui est en son pouvoir pour exercer une action bénéfique dans les domaines qu’elle peut influencer. » 2

Ces quelques lignes résonnent …

Comme l’explique la sociologue Dominique Meda, cette lettre se distingue particulièrement par son programme de transformation profonde, notamment sur le plan écologique. Elle apparaît encore aujourd’hui comme une initiative audacieuse et déterminée, en avance sur les actions entreprises par nos pays au cours des dernières années et que commencent à esquisser certaines politiques du green deal de la Commission européenne.

Il faut tout de même noter qu’une des variables, controversée aujourd’hui mais très reprise à l’époque que ce soit dans la lettre Mansholt ou dans le rapport Meadows, est la régulation de la population mondiale. Comme le souligne Dominique Meda dans son analyse, cette prise de position doit être comprise dans le contexte mondial de l’époque (publication de Population Bomb par Paul Ehrlich en 1968 ayant une influence mondiale considérable dans le débat de l’époque) et ne doit pas balayer d’une revers de main le reste de l’argumentation de Mansholt.

Pour assurer la survie de l’humanité, plusieurs priorités radicales sont énumérées par Mansholt dans son programme, pour l’époque de l’opulence des 30 glorieuses.

Il recommande une diminution drastique de la consommation de biens matériels par habitant, à compenser par un investissement accru dans les biens incorporels tels que les services de santé, l’éducation, la culture et les loisirs (« prévoyance social, épanouissement intellectuel, organisation des loisir et des activité récréatives, etc »).

Il suggère également d’allonger la durée de vie des biens d’équipement, de lutter contre le gaspillage et de supprimer la production de biens jugés « non essentiels ».

Mansholt insiste sur l’importance de réorienter les investissements vers le recyclage et des mesures antipollution, ainsi que sur la nécessité de développer des modes de production durables. Il vise ainsi à lutter contre l’épuisement des matières premières.

Il propose également la taxation aux frontières des produits étrangers non conformes au mode de production tel qu’il serait réglementé en Europe.

Comme il le souligne déjà à l’époque, les modes de vie de part et d’autre du globe n’ont pas le même impact sur l’environnement. Les pays industrialisés à l’époque consomment 25 fois plus de matière première et d’énergie que les pays dits en voie de développement. Face à ce fossé entre pays riches et pays pauvres, il propose un fort transfert de richesses des pays du nord vers les pays du sud « qui, sinon, poursuivraient leur propre chemin de croissance au péril de l’environnement » en parallèle de la limitation de la croissance dans les pays les plus aisés.

Au niveau de la politique agricole, les nouvelles propositions de Mansholt, pourtant incarnation du productivisme dans les années 60 avec la PAC, présentent un revirement. Il convient que la production alimentaire se heurte à des facteurs limitatifs dont la perturbation de l’équilibre écologique, due notamment à l’utilisation de pesticides et d’insecticides que nécessitent les grosses productions. Il propose alors que la Communauté européenne donne l’exemple dans ce domaine en : « n’autorisant que les produits chimiques rapidement dégradables, qui n’entraînent donc pas à la longue de perturbation du milieu – pas de DDT, par exemple- et les matières dont il est prouvé qu’elles ne sont pas nocives pour la santé. (…) En prenant des mesures encourageant la production en circuit fermé, en vue d’empêcher la destruction de précieux éléments naturels de production. Citons entre autre, le rétablissement de l’équilibre naturel dans le monde des insectes et des oiseaux, et la sauvegarde de l’équilibre économique général ».

On peut vite faire le parallèle entre les propositions de Mansholt et la stratégie « Farm to Fork » (de la ferme à la table), lancée par l’Union européenne presque 50 ans plus tard dans le cadre du Pacte vert européen. Elle vise à encourager les circuits courts en plus d’autres objectifs environnementaux et de santé publique comme la réduction de 50 % de l’utilisation des pesticides d’ici 2030 au sein de l’UE. 3 Entre-temps, le déclin des insectes et des oiseaux s’est observé partout en Europe. Les 40 dernières années, la population des oiseaux a décliné de 25%.4 Les populations d’insectes auraient quant à elles chuté de 80 % ces 30 dernières années au sein des pays de l’UE5. Deux tiers des eaux européennes sont en mauvais état selon l’agence européenne de l’environnement.6 Forte présence de TFA(dégradé des PFAS), de glyphosate, etc… Les associations comme PAN Europe ou générations futures appellent à un sursaut en Europe.7 8

Pourtant, l’Union européenne est souvent considérée comme l’une des régions les plus strictes au monde en matière de régulation des pesticides et des produits chimiques avec la mise en place dès les années 90 de régulations sur les pesticides ou avec par exemple le règlement REACH mis en place en 2007 obligeant les entreprises à démontrer la sécurité de toutes les substances chimiques qu’elles fabriquent ou importent, y compris celles présentes dans les pesticides. Cependant, ces législations européennes connaissent des failles et les tentatives de restrictions de substances nocives sont sans cesse mises à mal par le puissant lobbying mis en place par les multinationales de l’agro-industrie et de la chimie comme le déplore souvent l’ONG Corporate Europe Obervatory (CEO)9.

Dans sa lettre, Mansholt propose que la CEE et les États membres mettent en place une « économie rigoureusement planifiée » pour assurer à chacun.e le minimum vital et un système de production non polluant. Il propose un « plan central européen » incluant un système de certificats de production contrôlés à l’échelle de l’UE pour garantir des processus propres et recyclables. Cette proposition détonne avec les récents programmes européens du green deal, ou encore par la « planification écologique » proposée initialement en France par le parti de gauche  La France Insoumise dans son programme avant d’être reprise par le camp macroniste.

Au delà de la croissance, pour une réelle bifurcation

« Il est évident que la société de demain ne pourra pas être axée sur la croissance, du moins pas dans le domaine matériel ». Mansholt, comme les auteurs du rapport Meadows, doute de la capacité du progrès technologique pour résoudre les problèmes environnementaux d’une telle ampleur. Comme le souligne Dominique Méda, le débat actuel n’a finalement pas énormément changé par rapport à cette époque entre des partisans de l’idée que la technologie va nous permettre de suivre une croissance « verte » et un certain confort, et d’autre pensant qu’il est désormais urgent de déployer une politique de sobriété.

«  Pour commencer, nous ne devrions plus orienter notre système économique vers le recherche d’une croissance maximale, vers la maximisation du produit national brut. Il conviendrait de remplacer celui-ci par l’utilité nationale brute… Il serait souhaitable d’examiner de quelle manière nous pourrions contribuer à la mise en place d’un système économique qui ne soit pas fondé sur la croissance maximale par habitant » 10.

Le revirement de Mansholt- incarnation du productivisme des années 1960- vers la prise en compte des contraintes écologiques, peut-il opérer à une nouvelle échelle aujourd’hui dans l’Europe des 27 ?
L’ambition du Pacte vert européen, annoncée en 2019 et visant à faire de l’Union européenne le premier continent climatiquement neutre d’ici 2050, pourra-t-elle se maintenir tout au long de la prochaine législature du Parlement européen, élue en juin 2024 ? Ou risque-t-on de voir une opposition croissante à cette transition ?

Ou sont passées les idées de Mansholt ?

50 ans ans plus tard, nous ne pouvons que constater que l’Europe n’a pas su écouter les propositions de Sicco Mansholt (et les alertes des chercheurs du MIT). Si elles n’étaient pas parfaites, elles auraient certes pu au moins déclencher un débat collectif essentiel et nous faire avancer face aux crises écologiques et sociales actuelles. Après d’innombrables Cop, sommet de la terre, rapports du GIEC, et le passage de 13 présidents de la commission, les propositions de Mansholt offrent encore aujourd’hui une base solide pour relever les défis majeurs de notre époque : érosion de la biodiversité, changement climatique, dépassement des limites planétaires les une après les autres.

L’Union européenne est souvent considérée comme un cadre privilégié pour orchestrer cette transformation. Peu à peu des brèches s’ouvrent sur l’idée qu’un changement systémique est nécessaire, comme en 2023 lors de la conférence « Beyond Growth » (Au-delà de croissance) au Parlement Européen.11 Comme le souligne l’institut Veblen, cette conférence marque une avancée pour les idées de la post-croissance dans le débat culturel12, mais soulève des doutes quant à leur réelle capacité à influencer politiquement et stratégiquement la transformation de nos systèmes économiques13.

Lors de cette conférence, Ursula von der Leyen, alors présidente de la Commission européenne, marqué par une politique de centre-droit, déclarait « Aujourd’hui, je voudrais me concentrer sur un point que le rapport (Meadows) a indubitablement mis en évidence : le message clair qu’un modèle de croissance centré sur les combustibles fossiles est tout simplement obsolète » ajoutant également que « la croissance économique n’est pas une fin en soi ».

Ursula von der Leyen nouvelle Mansholt 2.0 ?

Pas si vite. Elle a entre autre tempéré sa critique du modèle économique actuel en, écartant le rejet des outils de mesures comme le PIB, en faisant l’éloge de l’« économie sociale de marché » de l’UE ou encore du Nouveau Pacte vert aux objectifs douteux. Sa critique de la croissance laisse également entendre « qu’une autre croissance, fondée sur d’autres configurations énergétiques, serait possible. »14
Comme le souligne Jakob Hafele, économiste et directeur exécutif du groupe de réflexion sur la politique économique ZOE Institute, « La présidente von der Leyen a reconnu les limites de la croissance, mais seulement jusqu’à un certain point. Son soutien à l’idée d’aller au-delà de la croissance basée sur les combustibles fossiles est trop étroit, ce n’est pas la vision économique véritablement transformatrice dont l’Europe a besoin »15.

Cette position ne semble finalement pas étonnante quand on se penche sur les fondements et les ambitions du green deal européen, initié en 2019 par von der Leyen.

« La transition vers la neutralité climatique offrira d’importantes perspectives, notamment des possibilités en matière de croissance économique, de nouveaux modèles économiques et de nouveaux marchés, de création d’emplois et de développement technologique » 16.

Eloi Laurent, économiste à l’OFCE, professeur à Sciences Po et à Stanford, estimait que le pacte vert européen, bien qu’il vise à renforcer l’ambition sociale et écologique de l’Union européenne, cherche avant tout à stimuler la croissance économique, souvent au détriment de la durabilité et de la justice sociale. En conséquence, il apparaît aujourd’hui non seulement incohérent, mais aussi dépassé.17. Comme le souligne Dominique Meda, le Green Deal européen, bien que initié, doit encore gagner en profondeur et en ambition pour répondre aux enjeux systémiques auxquels nous sommes confrontés.

Déjà attaqué sur sa ligne idéologique et sa superficialité pour répondre à la crise environnementale, la composition très à droite du Parlement européen depuis les élections de juin 2024 laisse présager un affaiblissement du pacte vert dans les prochaines années pour ne pas porter la moindre atteinte au règne du marché.

Début novembre, le règlement de lutte contre la déforestation, élément important du Green Deal, et qui devait entrer en vigueur début 2025 a été reporté et affaiblit considérablement grâce à une alliance entre le groupe conservateur PPE et l’extrême droite au Parlement. Initialement, cette loi vise à interdire la commercialisation dans l’UE et à partir de celle-ci, de produits issus de la déforestation et de la dégradation des forêts18 19.

Bruxelles, aussi influente que le pensait Mansholt il y a 50 ans ?

Quand Mansholt proposait il y a 50 ans ce programme dans le but aussi d’influer le reste du monde avec des mesures radicales pour la protection de l’environnement et la survie de l’humanité, on peut se demander si l’Europe aujourd’hui peut avoir une telle influence. Plusieurs indicateurs (puissance de la Chine, retrait probable des Etats-Unis de l’accord de Paris) pourraient nous faire croire que Bruxelles perd peu à peu de son influence et notamment dans la lutte contre le changement climatique.20 Pourtant, comme le souligne Anu Bradford, spécialiste du droit international, l’UE reste la seule superpuissance réglementaire mondiale. « Par l’effet Bruxelles, je fais référence à la capacité unilatérale de l’UE de réglementer les marchés mondiaux en établissant des normes en matière de politique de concurrence, de protection de l’environnement, de sécurité alimentaire, de protection de la vie privée ou de réglementation du discours de haine dans les médias sociaux. Il est intéressant de noter que l’UE n’a pas besoin d’imposer ses normes de manière coercitive à qui que ce soit – les seules forces du marché suffisent. »21

Dans le domaine environnemental, l’effet Bruxelles se révèle particulièrement performant par rapport aux approches traditionnelles de coopération internationale. On peut penser par exemple aux Cop et aux traités internationaux, qui n’ont pas de réel pouvoirs coercitifs sur les nations. Il permet d’appliquer directement des normes écologiques aux acteurs privés et de compenser les limites du droit international, telles que sa lenteur, son inefficacité ou ses exigences souvent peu ambitieuses.22 Par ailleurs, la Commission européenne envisage de tirer parti de cet effet pour promouvoir les nouvelles réglementations environnementales prévues dans le cadre du Pacte Vert au-delà des frontières de l’UE 23.

Ces normes environnementales, avec le nouveau visage du Parlement, seront-elles préservées et à la hauteur de l’urgence ? Les premiers signaux ne sont pas au vert pour la lutte contre le changement climatique et la crise environnementale. Plonger dans l’histoire européenne et (re)lire la lettre Mansholt pourrait bien constituer une piste pour renouveler le Green Deal et comprendre les raisons de l’échec européen de la lutte contre la crise environnementale ces 50 dernières années.

Autres Sources

https://www.actu-environnement.com/ae/news/resultats-elections-parlement-europeen-avenir-pacte-vert-44205.php4

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/24/la-lettre-mansholt-1972-une-anticipation-vertigineuse-de-la-crise-climatique_6174692_3232.html

https://www.telos-eu.com/fr/economie/1972-quand-sicco-mansholt-devait-arbitrer-entre-la.html

https://www.lesoir.be/235805/article/2019-07-10/madame-von-der-leyen-souvenez-vous-de-sicco-mansholt

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