Précarité alimentaire : quand l’urgence devient la norme

En Belgique, on estime que 600 000[1] personnes ont recours à l’aide alimentaire pour se nourrir. L’aide alimentaire, créée initialement pour répondre à une urgence, s’est installée dans le temps et s’est structurée dans le système alimentaire. Indispensable pour les personnes qui y ont recours, elle ne permet pourtant pas de lutter contre les défaillances du système alimentaire, mais agit contre les conséquences d’un système qui n’a plus de sens… En effet, au niveau mondial, 30 % de la nourriture produite est gaspillée alors qu’en 2021, 2,3 [2]milliards de personnes étaient en situation d’insécurité alimentaire dans le monde.

Comment en est-on arrivé là ? Qu’est ce qui fait qu’aujourd’hui, alors que la production pourrait couvrir les besoins de la population, des personnes souffrent de la faim et de précarité alimentaire ? Comment se fait-il qu’en Belgique, où 50 % de la production agricole et alimentaire est exportée [3], tant de personnes peinent à se nourrir ? Quels sont les dessous de l’aide alimentaire ?

Droit à l’alimentation et précarité alimentaire

Comme l’explique Jonathan Peuch[4], le droit à l’alimentation va bien au-delà de la simple garantie de ne pas mourir de faim ou de recevoir suffisamment de calories pour survivre. Il englobe l’accès à une alimentation nutritionnellement complète, permettant de bénéficier des nutriments essentiels pour mener une vie active et demeurer en bonne santé.

Au delà de l’insécurité alimentaire, centrée sur la perspective strictement quantitative et nutritionnelle, la notion de précarité alimentaire replace la question de l’accès à la nourriture comme un enjeu social crucial pour explorer plus profondément le lien entre alimentation et exclusion sociale. Par précarité alimentaire, nous faisons alors référence à « une situation où une personne n’a pas d’accès garanti à une alimentation suffisante et de qualité, durable, respectant ses préférences alimentaires et ses besoins nutritionnels, ce qui peut conduire à ou découler de l’exclusion sociale et de la désaffiliation, ou d’un environnement appauvri » [5] [6].

Ces dernières années, le nombre de personnes ayant recours à l’aide alimentaire pour se nourrir ne cesse d’augmenter en Belgique tout comme dans d’autres pays européens[7].

Dans un premier temps, la crise du covid et le confinement ont entraîné une hausse spectaculaire de la demande d’aide alimentaire, notamment chez les étudiants, privés des revenus de leurs jobs. La guerre en Ukraine a quant à elle entraîné une hausse des coûts énergétiques, précipitant de nombreuses familles belges dans la précarité, et renforçant par ailleurs le besoin d’aide alimentaire. En effet, la variable d’ajustement en situation de pauvreté, ‘ce sur quoi on commence à rogner’ [8] , est le budget alloué à l’alimentation, après avoir payé les factures énergétiques et le logement. [9]

S’ajoute à cela l’inflation vertigineuse des produits alimentaires, atteignant 17 % en moyenne sur un an en Belgique (tendance similaire chez les voisins européens). Les produits de base sont particulièrement touchés par cette hausse.

Inflation alimentaire : quand les uns se serrent la ceintures d’autres s’empiffrent de profits excessifs

Bien que l’inflation s’explique en partie par la hausse des prix de l’énergie dans le contexte actuel, donc la hausse des coûts de productions (dans nos systèmes agricoles et alimentaires fortement dépendants d’intrants et d’énergie pour la production, transport et transformation), on retrouve une grosse responsabilité conséquente des géants de l’agroalimentaire. Comme l’a dévoilé une étude du Think thank flamand Minerva. On retrouve la même tendance en France selon Insee, la moitié de l’inflation serait due à la croissance des marges bénéficiaires du secteur agroalimentaire. [10] [11]

C’est également ce qu’indiquait Benoit Coeuré, président de l’autorité de la concurrence dans une interview en juin 2023 : « Deux tiers de l’inflation dans la zone euro viennent des profits des entreprises » [12] ou encore Fabio Panetta de la BCE en 2023, alarmant sur le comportement opportuniste des entreprises vis-à-vis de l’inflation[13]. Un autre élément explique la hausse des prix enregistrée, notamment celui du blé lors de la guerre en Ukraine : les denrées agricoles, sont devenues de véritables valeurs boursières, sur lesquelles les tradeurs de ces marchés spéculent à la hausse, en pariant que les prix vont continuer à croître et anticipent un risque de pénurie.[14] Ce phénomène amplifie encore plus l’augmentation des prix, liée à d’autres facteurs.

Ainsi, alors que la population trime, que les agriculteurs peinent à gagner leur vie dignement[15], les entreprises de l’agroalimentaire font des bénéfices records sans aucune culpabilité.

Un système défaillant

En plus de faire des marges records sur le dos des plus démunis et des agriculteur.ices, les entreprises de l’agro-industrie et le modèle qu’elles défendent infligent des coûts cachés pour nos sociétés. Les impacts du système agro-industriel mondial sur l’environnement ne sont plus à démontrer : perte de biodiversité, déforestation, consommation d’eau, contribution au dérèglement climatique, etc. La santé de la population est également fortement impactée par le système alimentaire actuel, mais les différentes classes sociales n’y sont pas exposées de la même façon. Le collectif du gratin de la colère dénonçait lors d’une récente mobilisation place Flagey que « Manger ne devrait pourtant jamais être synonyme de risque pour la santé, mais force est de constater qu’en Belgique, environ la moitié de la population est en surpoids ou obèse et qu’en 2020, 11% des décès étaient liés à un facteur de risque alimentaire »[16].

Les classes sociales les plus précaires et les personnes ayant recours à l’aide alimentaire sont les plus exposées aux effets néfastes du système alimentaire sur la santé, avec des maladies chroniques souvent liées à une alimentation de basse qualité (trop sucrée, trop salée, trop grasse, etc). Les associations d’aide alimentaire dénoncent souvent la faible qualité des produits achetés avec les fonds publics. [17]

Autre défaillance de ce système, alors que d’un coté de la chaine alimentaire, une partie de la population peine à se nourrir, de l’autre, une grande partie des agriculteurs ne vivent pas dignement de leur métier et sont exposés à des maladies à cause des pesticides utilisés en masse pour produire toujours davantage … Parallèlement, dans le monde, 80%[18] des personnes souffrant de la faim sont des paysans et leur famille, souvent victimes du système alimentaire mondial, basé sur l’ultraspécialisation des cultures vouées à l’exportation, le libre échange et l’abandon des cultures locales et vivrières des paysanneries. La faim dans le monde est ainsi loin d’être un problème de production mais un problème de pauvreté, d’allocation des ressources et de partage des richesses.[19]

Comme le résume Benedicte Bonzi, « après plus de trente ans de politiques d’aides alimentaires et agricoles infructueuses, les faits sont là : le système alimentaire ne nourrit pas tous les appétits. Il oppose les droits d’un homme, d’une femme, d’un enfant, d’un paysan face à ceux du commerce international. » [20]

La poubelle de l’agro-industrie

L’aide alimentaire est devenue un dépannage structurel à tel point qu’elle est imbriquée dans le système agroalimentaire et sert à légitimer les excédents de la production industrielle gavée aux intrants. Les organisations de terrain doivent composer avec différentes sources de denrées alimentaires qui les rendent souvent complices malgré elles d’un système industriel injuste.

Les personnes précarisées deviennent ainsi la poubelle de l’agro-industrie et « sont alimentées à partir des déchets des riches et des surplus de la production agroalimentaire et industrielle ». Par exemple, pendant le covid, des fonds publics ont été utilisés pour racheter des stocks de pommes de terre que l’industrie alimentaire ne parvenait plus à exporter, à l’image des risques et de la fragilité de ce système basé sur l’ultra spécialisation des pays. Ces stocks ont ensuite été généreusement « offerts » aux association de l’aide alimentaire.[21]

Comme le souligne Benedicte Bonzi, anthropologue et autrice du livre la France qui a faim, « Quand ce ne sont plus les richesses qui sont partagées mais les rebuts, voire les déchets, de nouvelles questions d’ordre éthique interpellent notre démocratie et ses politiques publiques de l’agriculture et de l’alimentation. » [22]

Pas la même qualité pour tous.tes.

Pour Benedicte Bonzi, être aidé semble justifier le fait de ne pas pouvoir prétendre à un droit plein et entier.  « Penser le droit à l’alimentation se heurte au fait de considérer que quand même, celui qui reçoit une aide ne doit pas avoir droit à la même chose que celui qui se tue à la tâche. Ce ne serait pas juste. » Ainsi, une personne ne participant pas à la production de biens et services rentables et comptabilisables devrait avoir un traitement différent, par exemple et par exemple ne pas choisir ce qu’elle mange.

Violence alimentaire

Pour Benedicte Bonzi, les violences alimentaires sont « le résultat de l’instrumentalisation par le complexe agro-industriel de l’aide alimentaire, rendue possible par l’absence de droit à l’alimentation ».

Une autre forme de violence surgit dans les situations de précarité alimentaire. L’injonction au « bien manger » ou « manger sainement » est particulièrement violente pour des personnes n’ayant pas de choix alimentaire comme en témoigne une maman ne pouvant offrir des collations saines, imposées par l’école, à ses enfants (témoignage recueilli par le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté). Comme le souligne Nora Bouazzouni, autrice du livre « Manger les riches, la lutte des classes passe par l’assiette », « la présomption d’incompétence des pauvres est omniprésente : ils sont accusés de ne pas savoir gérer leur budget et d’être dépourvus de connaissances diététiques. »[23] Une réponse alors souvent violente est l’idée qu’il faudrait éduquer les personnes en situation de pauvreté à mieux manger, via des cours de cuisine, solution qui ne s’attaque nullement aux causes systémiques de l’alimentation des personnes démunies, à savoir principalement le manque de budget. [24]

La violence des situations de précarité alimentaire et la honte qui peut en découler favorisent également la désocialisation des personnes précarisées. [25] Qui aurait envie de se montrer en train de faire la file à l’aide alimentaire ou de sortir son repas trop gras à la cantine sans être stigmatisé ?

Ccl

Pour la chercheuse Dominique Paturel, les situations de précarité alimentaire ne sont ni dues à un déficit de production ou à une présumée incompétence à bien se nourrir, mais sont dues à une insuffisance des revenus d’une partie de la population. C’est ce que conclut une récente étude d’Action Vivre Ensemble : « La première piste vers un changement structurel tient aux revenus; et notamment à la nécessaire augmentation de tous les revenus de remplacement au-dessus du seuil de pauvreté. »[26] L’étude souligne également la nécessité de décloisonner les situations de précarité pour s’attaquer à une situation globale tant les dimensions de la précarité (de l’emploi, énergétique, liée au logement, etc.) sont interreliées. Ainsi, lutter contre les précarités alimentaires passe inéluctablement par l’émancipation sociale. [27]

Encadré :

La sécurité sociale de l’alimentation

Le principe d’une Sécurité sociale de l’alimentation ayant émergé en France, fait de plus en plus de bruit. De nombreuses expérimentations voient le jour, notamment une sur le campus de l’ULB qui débutera en septembre 2024. Ses fondements se déclinent en trois volets. Tout d’abord, il propose d’allouer à chaque individu un budget mensuel pour l’alimentation (environ 150 euros). Ensuite, il prévoit une cotisation obligatoire de chaque citoyen, transformant une partie de leurs revenus en financement du système. Enfin, des entités locales, démocratiquement administrées, décideraient de l’approbation des produits conventionnés. Ce budget mensuel ne serait dépensé que chez les acteurs et pour les produits approuvés. Deux objectifs clés émergent : assurer une rémunération équitable pour les agriculteurs et éliminer les bénéfices au sein de la chaîne alimentaire, en excluant la rémunération des actionnaires.

  1. Chiffres fdss : https://www.fdss.be/fr/concertation-aide-alimentaire/laide-alimentaire-en-belgique/
  2. Chiffres OMS : https://www.who.int/fr/news/item/06-07-2022-un-report–global-hunger-numbers-rose-to-as-many-as-828-million-in-2021#:~:text=En%202019%20et%20en%202020,la%20pandémie%20de%20covid%E2%80%9119.
  3. « Le secteur agroalimentaire de la Belgique est axé sur les exportations : 50% de la production est destinée à des marchés étrangers. La Belgique est le neuvième exportateur et septième importateur de produits agricoles au monde (WITS, 2018). La balance commerciale belge des aliments et boissons est largement excédentaire (5 milliards EUR en 2019) excédent en hausse de 33,7% par rapport à 2014 (Fevia, 2019). »https://www.fellah-trade.com/fr/export/atlas-agro/belgique/echanger
  4. Article Fian : mauvaise nutrition et obésité en Belgique, comment améliorer la situation ? https://www.fian.be/Mauvaise-nutrition-et-obesite-en-Belgique-comment-ameliorer-la-situation#nb2
  5. Précarité alimentaire – La labo de l’ESS https://www.lelabo-ess.org/precarite-alimentaire
  6. Insécurité alimentaire et précarité alimentaire- Dominique Paturelhttps://hal.inrae.fr/hal-02791270/document
  7. Fian, droit à l’alimentation. https://www.fian.be/IMG/pdf/bts2020-ii-enjeux_en_belgique-web.pdf
  8. ​​DROIT À L’ALIMENTATION & À LA NUTRITION EN BELGIQUE : ENJEUX & DÉFIS À L’HEURE DU COVID-19https://www.fian.be/IMG/pdf/bts2020-ii-enjeux_en_belgique-web.pdf
  9. Nourrir ou se nourrir. Renouveler le sens que l’on porte à l’acte alimentaire pour renouveler nos pratiques face à la précarité alimentaire https://www.cairn.info/revue-forum-2018-1-page-53.htm
  10. Analyse des prix lors de l’inflation https://www.denktankminerva.be/analyse/lonen-prijzen-winsten
  11. À qui profite la flambée des prix alimentaires ? https://gresea.be/A-qui-profite-la-flambee-des-prix-alimentaires#nh2
  12. Inflation alimentaire, qui en profite ? https://www.francetvinfo.fr/economie/inflation/il-y-a-un-risque-que-l-inflation-dure-si-les-entreprises-en-profitent-met-en-garde-l-autorite-de-la-concurrence_5897512.html
  13. « Dans certaines industries, les bénéfices augmentent fortement et les prix de détail augmentent rapidement, malgré le fait que les prix de gros diminuent depuis un certain temps. Cela suggère que certains producteurs ont exploité l’incertitude créée par une inflation élevée et volatile et par l’inadéquation entre l’offre et la demande pour augmenter leurs marges, en augmentant les prix au-delà de ce qui était nécessaire pour absorber les augmentations de coûts. » https://www.foodwatch.org/fr/sinformer/nos-campagnes/politique-et-lobbies/lobbies-et-multinationales/inflation-alimentaire-prix-couts-caches-precarite-sante-un-systeme-a-la-derive#sources  https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2023/html/ecb.sp230322_2~af38beedf3.en.html 
  14. Etude 2022 de Vivre ensemble sur l’aide alimentaire https://vivre-ensemble.be/wp-content/uploads/sites/3/2022/09/etude-aide-alimentaire_avent2022_action-vivre-ensemble.pdf
  15. Manifestations agricoles en wallonie https://www.lesoir.be/563423/article/2024-01-24/cest-desesperant-aucune-solution-nest-apportee-aux-agriculteurs-cinq
  16. Carte blanche du gratin de la colère https://www.fdss.be/wp-content/uploads/Carte-Blanche-Aide-alimentaire-Mobilisation-du-Gratin-de-la-Colere.pdf
  17. Le Droit à l’alimentation et à la nutrition en Belgique : rapport de FIAN devant le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations-Unies https://www.fian.be/IMG/pdf/bts2020-ii-enjeux_en_belgique-web.pdf
  18. Reconnaissance des droits des paysans https://viacampesina.org/fr/la-via-campesina-salue-la-reconnaissance-preliminaire-des-droits-des-paysans-par-lonu/
  19. Le paradoxe de la faim https://paradoxedelafaim.org/
  20. Benedicte Bonzi, La France qui a faim 
  21. cf ref 17https://www.fian.be/IMG/pdf/bts2020-ii-enjeux_en_belgique-web.pdf
  22. Benedicte Bonzi, la France qui a faim
  23. Nora Bouazzouni en parlant de son livre “Manger les Riches” https://www.ladn.eu/nouveaux-usages/he-les-pauvres-vous-pouvez-pas-apprendre-a-preparer-un-curry-vege-au-lieu-de-vous-enfiler-des-surgeles-degueulasses/
  24. article Tchak : « Des ateliers cuisine pour éduquer les pauvres ? Stop, la coupe est pleine » https://tchak.be/index.php/2021/04/07/ateliers-cuisine-pauvres-precarite-alimentation-qualite/
  25. Serge Tisseron, psychologue cité dans ”vivre ensemble” https://vivre-ensemble.be/wp-content/uploads/sites/3/2022/09/etude-aide-alimentaire_avent2022_action-vivre-ensemble.pdf
  26. Et Après ? p.42, https://vivre-ensemble.be/wp-content/uploads/sites/3/2022/09/etude-aide-alimentaire_avent2022_action-vivre-ensemble.pdf
  27. article de Fian sur les inégalités sociales https://www.fian.be/Alimentation-et-inegalites-sociales-de-sante-l-acces-a-une-alimentation-de
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Auteur/autrice

Juliette Perrinet

30/06/24

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